Ésotérisme : mot grec qui signifie littéralement : «Je fais entrer.» Je lais pénétrer dans des demeures nouvelles : une autre psychologie, une métaphysique, une autre philosophie de l'histoire. Mais les portes de ces demeures, pour les ouvrir, tu dois les tirer vers toi : tu dois t'effacer pour passer.

L'initiation n'est pas en elle-même connaissance. Elle est l'apprentissage d'une attitude qui disposera à la connaissance. Elle est un «apprendre à apprendre» qui cherche à imprégner toute la psyché.

Le système opératif consiste à donner à l'individu la vive sensation qu'il se dépouille de sa conscience ordinaire, qu'il meurt à lui-même en tant que fallacieuse personne profane, qu'il a pris mesure des ténèbres dans lesquelles il errait en cet état, mais que voici la résurrection en un état supérieur voici la nouvelle naissance qu'il vient de mériter par le renoncement et les épreuves, qui est confirmée par le serment solennel et que la fraternité va honorer dans l'allégresse.

Mise à nu, descente dans les ténèbres, remontée vers la lumière. «Alors, l'homme dès lors parlait et initié, devenu libre et se promenant sans contraintes, célèbre les Mystères» (Plutarque).

C'est un rite de passage, comme il existe chez les «primitifs» des rites de passage de l'enfance à l'âge adulte. Cette comparaison est utile. L'enfance n'est qu'un moment intermédiaire qui contient en puissance l'homme accompli. De même, l'initiation est destinée à susciter le passage d'un «semblant d'homme» à un «homme véritable».

L'ésotérisme se fonde sur trois idées :
— L'homme du monde profane n'est pas un homme fini. Il n'est que graine d'homme, qui sera balayée par le vent ou germera sur un terrain propice. Ce postulat engage toute une psychologie.

— Il existe une Sagesse perdue, une Vérité originelle, une Connaissance des lois universelles, antérieure aux religions, déposée dans l'homme de toute éternité. Chaque moment de la morale, du savoir et du sentiment religieux, dans la succession des siècles, n'est qu'un des reflets fragmentaires, sombres ou clairs, de la Révélation primordiale. Cela engage toute une métaphysique.

— Une volonté supérieure se manifeste à travers l'Histoire qui obéit à des lois cycliques. Comme la pâte tourne et lève autour de la batte qui la pulse en son centre, les temps sont brassés par une présence verticale et fixe. Cela engage toute une philosophie de l'Histoire.

Cette psychologie suppose, dans l'homme dont rend compte, inconscient compris, la psychologie profane, un autre homme conforme au modèle des origines, et qui appartient au ciel des essences platoniciennes. Tout le «travail» aura pour objet de provoquer la germination et d'assurer l'épanouissement de cette potentialité idéale, de cette sur-nature, ou plutôt de cette réalité naturelle ultime dont notre nature ordinaire n'est que la gangue. C'est un fixisme. C'est une démarche du «retour à». Mais l'accès à une essence donne accès à toutes, ouvre les voies de la Connaissance générale.

«Le secret est dans l'unité.
Dieu et l'Homme, le Monde et l'Au-delà deviennent un : ils se connaissent l'un l'autre
»
(Shri Aurobindo).

Cette métaphysique se fonde sur une doctrine des correspondances. Ce qui est en haut est comme ce qui est en bas. Le monde qui tombe sous le contrôle de nos sens et de nos idées est une manifestation visible de réalités invisibles. Il y a circulation d'analogies entre l'univers et l'homme. «Les choses hautes se trouvent dans les choses basses, mais dans un autre état» (Platon). Une sagesse perdue — oubliée, plutôt que perdue — peut éclairer ce jeu obscur des correspondances, nous en restituer la signification. Les mythes, les rites et les symboles sont là pour réveiller en nous le souvenir de cette sagesse, pour nous aider à en retrouver le chemin.

Cette philosophie de l'Histoire — en prenant le terme dans son sens le plus large — est, elle aussi, un fixisme. Une doctrine de l'enracinement au sommet.
L'homme est un arbre renversé ; ses racines sont au ciel.”

L'histoire est un dévoilement cyclique de la destinée du monde et de l'homme, contenue dans les origines, régie par un principe spirituel central. Cet ensemble conceptuel est véhiculé par tout le courant de la pensée ésotérique. Ce courant a exercé une influence capitale sur les cultures anciennes, et plus déterminante, sur les cultures et les sociétés de notre très proche passé, que ne le signale l'historien moderne, soumis aux pressions de la rationalité triomphante. Artistes, philosophes, politiques, savants en ont été imprégnés. Une histoire plus accueillante à la totalité des causes montrerait ce courant ésotérique en action dans plus d'un événement culturel ou social. Nous venons de connaître une sévère guerre de religion de cent ans.

Mais, déjà, nous assistons à l'épuisement du vainqueur, à ses difficultés pour occuper entièrement le terrain, à sa décomposition dans des régions irréductiblement insoumises. La disposition générale d'esprit, qui est celle de l'ésotérisme, n'est pas plus en contradiction avec la Vérité que la disposition générale à privilégier le conditionnement social ou la sexualité dans l'homme, une vision mécaniste de l'univers ou une conception matérialiste de l'Histoire.

Elle ne met pas, quasi ontologiquement, celui qui y recourt en contravention avec les règles de la recherche objective dans les sciences exactes ou les sciences humaines (étonnement, incompréhension si l'on apprend que tel savant, technicien, organisateur est membre d'une société initiatique). Mais elle est présentée comme telle par la rationalité, et ainsi décrétée hors la loi.

C'est affaire de religion, de règlement de comptes entre deux sensibilités et deux visions en quelque sorte instinctuelles de l'homme et du monde, non une affaire de Vérité et de rectitude dans la recherche. Et, s'il est acquis que «la Vérité ne triomphe jamais, mais que ses adversaires finissent par mourir», c'est la rationalité qui a des malaises en ce moment et s'écroule de son trône — comme il est d'ailleurs arrivé naguère à la religiosité.

Toute pensée qui veut se faire passer pour la seule pensée, comme tout empire, vacille un jour. Au lendemain d'une conquête en apparence totale, nous voyons un réveil des pulsions romantiques et une résurgence du courant ésotérique.

Cela est une parenthèse. Il m'importait surtout d'indiquer la référence du mystère de l'initiation et de la symbolique des sociétés initiatiques à ce fond ésotérique. Certains groupes avancent des théories, des doctrines, des mystères particuliers. Ceux-ci s'articulent sur ce fond.

Sans doute les sociétés les plus authentiques proposent-elles moins quelque divulgation d'une clef universelle définitive qu'elles ne disposent l'adepte à intégrer peu à peu la structure même de ce fond général. Elles n'enseignent pas : elles éveillent. Il n'y a pas dévoilement de toute la vérité, mais décillement progressif de la personne initiée dans une quête sans fin de la vérité.

Ce «sans fin» est une certitude amère, combinée avec une certitude exaltante. La certitude exaltante est dans le sentiment d'une immémoriale continuité de la quête depuis la révélation originelle, qui fut entendue et en partie oubliée. Anderson, dans ses Constitutions qui fondent la Maçonnerie moderne, déclare que cet ordre tient sa filiation d'Adam. C'est une énormité dérisoire pour le profane.

Pour l'initié, c'est une façon de dire deux choses essentielles :
— que l'initiation conférée appartient à une chaîne ininterrompue à travers l'histoire de l'humanité ;
— qu'un ordre initiatique ne tient pas son apparition de tel ou tel inspiré et organisateur, mais de l'expression d'une constante de la nature humaine, de quelque chose de supérieur, dans cette nature, qui provoque, au cours du siècle, la naissance de ces relais que sont les ordres initiatiques.

Aux environs de Kyoto, le voyageur admire le Rio Naju, le plus célèbre des jardins Zen. Sur une surface plane de sable ratissé sont disposés quinze rochers. Disposition si étrangement «solide» qu'elle évoque une structure éternelle. En quelque point que l'on se place, on ne voit jamais que quatorze rochers.

Taisen Deshimaru dit :
«Si grande et profonde que soit la science ou l'intuition du Sage, toujours une part du vrai lui échappe.
C'est le quinzième rocher, et il n'est d'ailleurs pas le même pour tous les chercheurs.
Dans ce monde, qui peut se prévaloir de la connaissance absolue ?
Seul l'oiseau, qui surplombe, voit la totalité.»

La certitude amère se combine à la certitude exaltante que cette totalité existe.
Et qui peut dire si nous n'avons pas été, si nous ne sommes pas, sans le savoir, ou si nous ne serons pas un jour pareils à l'oiseau ?

 

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