Monstre noir occupant une place centrale dans les ténèbres, dans presque toutes les mythologies.

Outre cela, le Diable est une. Entité dont nous discuterons par ailleurs la signification. Il y a des variations intéressantes à noter dans la notion de Diable. De nombreuses peuplades noires, par exemple, le voient blanc.
Dans le canton d'Ante, en Afrique Centrale, le diable est un géant énorme dont la moitié du corps est pourrie.
Sur la Côte d'Or, c'est un génie affamé auquel on jette toujours, avant le repas, sa part à terre.
Certaines sectes shintoïstes (Japon) sont persuadées que le diable n'est autre chose que le renard — qu'ils appellent esprit malin. Ils pratiquent l'exorcisation de cet animal.
Certaines peuplades primitives cherchent à détourner sa colère en déposant au long de tous les chemins des provisions de bouche en quantité ; d'autres organisent à période fixe des cérémonies visant à se le rendre favorable — cérémonies qui ressemblent quelquefois, par leur licence, aux Saturnales.
Dans les îles du Pacifique, les sorciers passent pour avoir commerce avec le diable et celui-ci est figuré diversement.

Dans les pays nordiques, il est plus généralement représenté sous une forme squelettique, accompagné de sorcières, de rats, de chauves-souris, etc... Le diable d'Occident, on le sait, a une forme humaine et même ne manque pas d'une certaine élégance (le Méphistophélès de Goethe a même de la classe). Cependant, la moyenne populaire le fait aussi noiraud, velu et maigre, il a les oreilles pointues et deux cornes au front, des pieds de bouc, des ongles en forme de griffes, une longue queue et une fourche à la main.

Toutes ces caractéristiques ont un sens, nous le verrons. Mais par ailleurs, le diable apparaît souvent sous la forme d'une jolie femme — comme dans la Tentation de Saint-Antoine, telle du moins que l'ont présentée quelques peintres.
Rubens peignait les diables comme des anges et, d'une façon générale, l'art lui prête un abord séduisant, faute de quoi l'idée même de la tentation n'aurait plus de sens. Cela est d'autant plus vrai que la tentation, dans le dogme chrétien, procède pour un peu du péché d'orgueil et pour beaucoup du péché de la chair. Les fonctions se sont d'ailleurs réparties clairement, puisque Lucifer s'est chargé du premier, laissant à Satan le second.

Dante peuple son Enfer d'un personnel bien plus important : on se souvient de Scarmiglione, Alichine, Calcobrina, Caynazzo, Barbariccia, Libicocco, Draguignazzo, Ciriato Sannuto, Grafficane, Rubicante, sans oublier le turbulent et pépiant Fafarello qui n'est pas si terrible...
C'est que Dante n'est pas dans la tradition chrétienne. Nous avons d'ailleurs distingué ce qui concerne les diables (et qu'on trouvera au mot DEMON et aux noms correspondant aux diables les plus célèbres) de ce qui concerne le Diable.

Le Diable, dans les Mystères du Moyen Age, était un personnage dont le rôle presque constant était d'opérer la tentation de la chair. Dans la vie courante, le clergé en faisait un épouvantail moins spécialisé : il était l'arme coercitive à toutes fins.
On voit encore au Musée de Cluny un meuble de sacristie construit comme un théâtre guignol de grande taille. A la manœuvre d'un levier, qu'on mettait sans doute au moment propice entre les mains du sacristain, le diable, monstrueux et agité, apparaissait dans le guichet, fourche en main, à grand renfort de bruits de chaîne effrayants. Est-ce dans le simple but de contraindre les naïfs au salut qu'on hébergeait de telles machines dans les sacristies ? Personne ne le sait, sauf les polémistes, qui savent tout.

Ce qu'on sait par contre avec certitude, c'est que l'Église, sous prétexte de sauver le pauvre monde du diable, a tenu l'Occident courbé pendant des siècles sous le poids d'une angoisse dont on ne peut se faire aucune idée de nos jours. On exorcisait à tout bout de champ, selon le rituel d'une magie millénaire traduit en mauvais latin. Mais ni le sel, ni l'eau bénite, ni les formules ne pouvaient délivrer le monde de son angoisse, qu'ils renforçaient au contraire.

Le peuple chercha des protections supplémentaires du côté de la magie, et l'Église prit la charge de couvrir ouvertement ou indirectement la confection de pantacles et de fétiches qui n'étaient pas précisément conformes aux commandements de Moïse, ni à l'esprit du Christ. La panique était endémique et les murs des couvents n'en protégeaient pas les religieuses.
Au dehors, le moindre fait insolite était l'œuvre du diable ; au dedans, le diable tentait ferme les imaginations terrorisées surchauffées par la continence. Dedans comme dehors, il y eut des hallucinations collectives, des apparitions individuelles, des procès retentissants, des bûchers partout. On en arrivait à n'avoir que le choix entre la macération et la torture.

Les victimes de la torture n'étaient pas toutes inspirées du diable, cela est évident. Tout ce qui n'était inclus ni dans la médecine, ni dans le plus strict cadre du dogme chrétien relevait de la puissance infernale. Aussi voyait-on déclarés hérétiques tous ceux qui souffraient d'une névrose quelconque, et qu'on disait possédés du démon, tous ceux qui, échappant au délire général, vivaient selon une métaphysique plus ouverte, tous ceux qui avaient une prescience d'un monde libéré et n'avaient pas la duplicité d'en faire un mystère, tous ceux qui voulaient vivre en respirant largement.
La majorité, elle, vivait dans l'obsession du diable omniprésent, alors que la protection de Dieu était lointaine, problématique et intangible

L'obsession était telle que chaque signe prenait une importance extravagante : un chat noir traversant la rue, un chien roux un peu hirsute, le cri d'une chouette, devenaient aussitôt la preuve de la présence du Malin ; et l'on voyait de bonne foi les flammes de l'enfer briller dans la phosphorescence des yeux du chat ou du chien, et l'on remarquait l'odeur de soufre répandue sur leur passage. L'hallucination venait compléter l'illusion et l'angoisse collective s'est concrétisée comme elle l'a pu en des êtres peuplant et surpeuplant les campagnes — tel ce Jean le Feu (voir ce mot) qui court encore la Bretagne à l'heure qu'il est.

On accusait pour échapper au soupçon de complicité ; on accusait ceux qui avaient un drôle d'air ; on accusait ceux qui pensaient de drôles de choses ; on accusait ceux qui portaient une drôle d'odeur ; on accusait ceux qui considéraient les plaisirs des sens sans horreur.
On enquêtait alors d'une façon sommaire. On prouvait par des moyens qui font, aujourd'hui, amèrement sourire (voir Jugement de Dieu). Le fait de posséder une croix ébréchée constituait par exemple une preuve flagrante de sorcellerie ; pour être convaincu d'hérésie, il fallait beaucoup moins encore. Le plus souvent, les accusés protestaient de leur innocence, mais leurs serments n'y faisaient rien, au contraire. Qu'y a-t-il de plus révoltant qu'un être démoniaque prenant Dieu à témoin ? D'autres avouaient. Y croyaient-ils vraiment ?

C'est possible dans quelques cas, s'ils avaient réellement pratiqué la sorcellerie et absorbé en philtres force haschisch et force stramonium — car il est évident qu'un homme du Moyen Age, intoxiqué, voyait le diable tout comme le Chinois intoxiqué voit des dragons. Dans quelques cas, il s'agissait aussi, sans nul doute, d'êtres débilités par le surmenage affectif et l'angoisse et réagissant par de la mythomanie ambitieuse, de la mélancolie anxieuse auto-accusatrice, une psychose hallucinatoire chronique, etc...

On torturait et brûlait le tout
ad majorent Dei gloriam — alors que le nombre réel de « Pactes avec le Diable » a dû être fort restreint (voir ce mot). Ceux qui pratiquent la psychanalyse par le Rêve éveillé savent combien d'êtres recèlent dans les profondeurs une angoisse poignante et combien cette angoisse tend à se libérer par un masochisme quelquefois teinté d'exhibitionnisme. Encore vivons-nous dans une époque où les soupapes de sûreté jouent un peu plus facilement...
Il faut donc penser que le plus grand nombre des hérétiques consentants et avoués étaient en ce temps-là de simples braves gens un peu fragiles.
Avec eux, la masse des condamnés par erreur compose le gros du bilan horrible de cette période de délire du diable.

Dans la petite minorité, il faut compter ceux qui faisaient vraiment de la magie, ceux qui avaient réellement évoqué l'entité Diable — et enfin, ceux qui, au prix de leur vie, ont sauvegardé jusqu'à nous le flambeau de la Connaissance. Toutes les initiations comportent la notion finale d'un androgynat ; toutes ont pour raison d'être la Connaissance du Réel et non les œillères d'un dogme. Ces deux raisons furent nécessaires et suffisantes pour que les grands esprits fussent les victimes toutes désignées de l'Église Romaine.

Car, en fin de compte, le Diable, c'est le démon de la Connaissance —celui qui a tenté l'homme par les fruits de l'Arbre. Et ce diable, Shaïtan ou Iblis, est hermaphrodite. Le quinzième Arcane majeur du Tarot, qui le représente (voir l'article le concernant), lui donne des seins de femme — car Shaïtan se féconde lui-même.
En un mot, le complexe de culpabilité castrative affectant le peuple juif depuis ses origines a donné une forme et une gravité toutes particulières à la crise de libération des Interdits par laquelle passe obligatoirement toute civilisation. Avec l'androgynat, c'est tout le souvenir des faîtes de la pensée libérée que l'Église a voulu écraser sous l'effigie du Diable.

L'Astar syriaque, devenu Astarté (Vénus) en Phénicie, est devenu Astaroth (le Diable) chez les Hébreux qui le représentent comme un homme pourvu de queue et de cornes. Aux Indes, Astar devient Ischnari, c'est-à-dire Isis des Égyptiens, comme l'établit R.-J. Simard En fin de compte, c'est Isis que le judéo-christianisme poursuit. C'est l'initiation égyptienne qu'elle anathématise sous la figure du Diable. Et c'est au nom de cette projection des complexes judaïques, au nom de la lutte sacrée contre Satan, que les derniers initiés sont poursuivis tout au long du Moyen Age.

Le Diable du quinzième Arcane succède à la Mort et à la Tempérance ; il a donc la valeur d'une résurrection par sublimation. Il prône un plan d'existence sur lequel les Interdits chrétiens, les notions de Bien et de Mal prennent un tout autre sens. Il a classiquement une valeur maléfique parce que cette valeur a été modelée par un inconscient collectif pétri de la grande angoisse ; mais ce que cet inconscient n'a pas changé, c'est la place de la lame dans le jeu, et la figure elle-même.

Le Diable domine l'homme animal, lié au sol et voué à une monosexualité symbolique ; lui est la synthèse et le risque : il tient à pleine main la lame nue de l'épée à deux tranchants.
Agent de la libération, il supporte le poids de son entreprise et prépare le Temps où l'homme peut payer de sa destruction son acharnement à s'élever sous sa forme purement humaine (Arcane XVI, la Maison Dieu), car Dieu envoie la flamme jaune et rouge, c'est-à-dire l'Esprit, et il faut que l'homme ait franchi le plan des angoisses sexuelles et dérivées pour le recevoir.
Cela revient à dire, si l'on veut exprimer la même chose dans le vocabulaire plus clair de la psychanalyse, que la libido doit être dénouée, la chose sexuelle baignée de lumière, le sexe asservi et non interdit, libéré et non refoulé — pour que la lumière cosmique soit authentiquement reçue.

Satan, la tentation de la chair, devra probablement un jour sortir de l'enfer où il a été jeté. Mis à la lumière, de tentation de la chair, il deviendra la chair, sans aucune idée d'impureté, parce que Dieu est partout sauf dans ce qui n'existe que dans l'imagination des hommes. Il est donc aussi dans la chair alors que les Interdits sont des digues élevées contre
Lui. Historiquement et objectivement, ce courant se dessine — ce qui ne saurait pas surprendre en vertu de cette considération primordiale que la vie finit toujours par avoir raison.

Ce Diable tortionnaire, qui a bien involontairement plongé l'Occident dans l'angoisse du XIe au XVIIIe siècle, a rappelé à lui tous les démons que l'inconscient collectif avait porté en soi au travers des civilisations ; ceux mêmes qui, ailleurs, étaient bien anodins ou même sympathiques sont devenus, à son contact, de redoutables monstres.
Dans la croyance populaire du Moyen Age, on retrouve transformés et enlaidis les bons diables oubliés et tout ce personnel disparate hante les terreurs des pauvres gens.

Baël, le souverain de l'Enfer oriental, est visiblement Baal ; Belphégor vient tout droit d'Égypte ; Hécate est une divinité lunaire qui n'a même pas changé de nom en traversant la frontière de l'Occident ; Moloch sort tout droit du panthéon oriental ; quant à Pan, prince des Incubes, on est surpris que le Moyen Age ait pu, sans autre déguisement, le rendre antipathique et infernal. On pourrait en citer cent autres.

Et tous ces diables sont un seul diable, et ce diable est aussi Lucifer. L'identité de Lucifer et de Vénus n'est pas plus douteuse que celle d'Astarté et de Satan : d'après R.-J. Simard, on peut noter par exemple que Strabon parle du temps de Tartenus comme étant dédié à
phosphoron iéron — textuellement Lucifer ; or, le temple de Tartenus est connu pour être celui de Vénus. Au surplus, on sait que les Anciens appelaient Lucifer la planète qui porte aujourd'hui le nom de Vénus. Que l'archange saint Michel ait chassé Lucifer-Vénus de l'Olympe rabbinique, cela ne fait que constituer une explicitation mythique du complexe juif de refus.

Si nous en avions la place, c'est ce complexe qu'il faudrait étudier du point de vue de la psychanalyse, de la psychologie et de l'histoire.

II faudrait mettre en lumière le mécanisme de cette auto-punition castrative acharnée qui a « projeté » sur des personnages infernaux les entités sacrées d'Isis, de Vénus, de Dionysos, de Bacchus, de Priape et la notion d'androgynat ou synthèse pour et par la Connaissance. Cet avatar destructeur est l'un des plus sensationnels qu'ait jamais connu l'histoire du monde. Le temps présent, propice à la désoccultation des mythologies, est aussi celui de la révision des valeurs. Aussi peut-on prophétiser à coup sûr qu'une fois encore le Diable va changer de forme et pour la dernière fois.