«Initié» : du latin initium, commencement. L'initié est celui qui est mis sur le chemin. Il lui appartiendra ensuite, par méditation personnelle et avec l'aide du groupe, de ses rites, de ses symboles, de sa hiérarchie (qui est une image des degrés à monter au cours de toute une vie), de comprendre et, mieux encore, de sentir que l'initiation n'est rien si l'existence tout entière n'est pas considérée comme instrument de l'initiation. C'est là que son affiliation l'engage pour toujours.

Certes, il peut renoncer. Mais il est lié au secret. Il devra taire ce qu'il a vu et entendu. Était-ce donc si terrible et étonnant ? Son indiscrétion est-elle un péril ? Certainement pas pour le groupe, mais pour lui-même. Tant qu'il se taira, il gardera en lui quelque bien précieux : la possession d'un instant de sa vie où il s'est offert à un idéal.

Et le sentiment — salvateur s'il le creuse — que «l'homme qui a connu un idéal et s'en est éloigné, comme dit encore Goethe, est plus vil que l'homme sans idéal».

Dans son livre sur les Sociétés secrètes (P.U.F.), Serge Hutin écrit que l'initiation peut se définir comme un processus destiné à réaliser psychologiquement chez l'individu le passage d'un état de l'être, réputé inférieur, à un état supérieur”.

A la limite, pour le métaphysicien René Guénon, il s'agirait d'une véritable déification ou, plutôt, de l'accession de l'être «au-delà de tout état conditionné». Nous touchons au domaine mystique : «la possibilité, en tant qu'acte vécu, dans l'Homme et dans l'Etre, d'une unité primordiale ou, en tout cas, de la non-dualité en tant qu'état de communion active» (Abellio).

N'allons pas si loin. Restons au plan d'une psychosociologie humaniste, et au niveau, non de l'hypothétique «initié supérieur», mais de l'initié «du premier degré», ou encore de l'«initiable». Situons notre réflexion dans le siècle et considérons la démarche qui portera l'homme sincère vers une société initiatique de la première catégorie évoquée. Et donnons à notre homme sincère la parole :

Certainement, je vis dans un monde de changements, qui sollicite l'action et l'engagement immédiats. Chaque événement social, politique, économique, ici et sur la terre entière, me concerne. Chaque pulsion de l'Histoire me provoque au jugement et au choix. Oui, cela est vrai. Ou, en tout cas, la disposition d'esprit générale m'incite à ressentir vivement ma participation au monde». Mais alors, les groupements d'intérêts, les clubs, les partis, les syndicats sont là pour m'éclairer, m'aider à «prendre conscience».

Cependant, la prise de conscience politique est-elle une prise de conscience globale des réalités humaines et sociales ? Si la prise de conscience politique est nécessaire, est-elle suffisante ? Recouvre-t-elle tout le champ de la conscience ? Ah ! C’est à partir du moment où se pose à moi cette question que je commence d'errer dans une inquiète solitude.

Ou bien je pense que je ne suis défini, à mes yeux et à ceux d'autrui, que par mon travail et mes options sociales et politiques. Que seule ma situation dans l'économie générale et mes engagements au jour le jour me constituent et sont, à proprement parler, ma nature, mon destin et la totalité de ma figure. Ou bien je pense que ce n'est pas entièrement vrai.

Allons, j'avoue, c'est ce que je pense : il y a autre chose. Je ne suis pas seulement un ouvrier de l'usine planétaire, un soldat, ou un militant. Il y a autre chose en moi, qui existe, ou qui a soif d'existence, et qui transcende l'Histoire et la société. Il y a en moi une liberté irréductible et une voix intérieure qui ne parle pas le langage de l'Histoire, des idées, des doctrines et des propagandes. Il y a en moi quelque vérité absolue qui cherche à s'affirmer que je repousse et attends à la fois, et qui surpasse en poids, en chaleur, en évidence, les vérités sociales et politiques.

Si je pense vraiment cela, je vois qu'il m'est sans doute nécessaire de m'engager, de participer aux combats et aux travaux de ce monde, mais qu'il m'est 'out aussi nécessaire de cultiver en moi la faculté de prendre de la distance. Et je vois aussi que prendre de la distance est la chose le plus couramment refusée aux hommes, aujourd'hui, à quelque régime qu'ils appartiennent. Quand puis-je réellement prendre de la distance ? Tout me malaxe, me coupe de ma voix intérieure, me conditionne, même dans les lieux de mon repos. Et même le dialogue avec la nature, qui était naguère encore l'oratoire de l'homme simple, est aujourd'hui perturbé.

Quand et comment pourrais-je faire ce que les Anciens appelaient oraison ? Si j'étais croyant, peut-être que l'église, à matines... Je ne suis pas ce croyant. Que reste-t-il ? Une jambe cassée, une maladie, qui m'aident à me «reprendre ?» Comme j'aimerais trouver les hommes qui ressentent ce que je ressens ! Existe-t-il quelque part quelque communauté de «chercheurs de l'être caché au fond de l'être» ? Comme je voudrais vivre des moments où des hommes s'unissent pour renouer avec le meilleur d'eux-mêmes dans un climat de ressemblance, de tolérance et de sérénité !

Hors du temps et de l'espace profane, je découvrirais une présence, à moi-même plus réelle que moi-même, et bienveillante aux autres. Mes frères et moi aurions laissé à la porte nos armures et nos chaînes, nos fausses personnalités à la fois agressives et esclaves. Je serais disponible à une meilleure connaissance de moi-même et des autres. Nous connaîtrions, dans la confrontation des personnes ainsi reconstituées, à la seule fraternité qui ne soit pas un leurre...

Voilà notre homme sincère «initiable». Une série de hasards, des conversations, des rencontres, quelque aimantation mystérieuse (aussi mystérieuse, pas plus mystérieuse que celle qui porte l'un vers l'autre les amants) vont le mener vers un groupe, l'agréger à une société. Souhaitons-lui d'y trouver son chemin et de marcher sur ce chemin avec patience et sans illusion, comptant au moins autant sur lui-même que sur ses «frères».

Ce qu'il va connaître maintenant est décrit à l'article «rituélie» du présent dictionnaire. Cette rituélie de base se retrouve dans toutes les sociétés initiatiques, des origines à nos jours. Une telle constance des structures, sous des mots vieillis, à travers une symbolique qui demanderait sans doute à être rafraîchie, mérite l'attention.

Pour obtenir cette perspective mentale élargie et cette reconstitution de la personne, pour la création d'un temps et d'un espace privilégiés, pour lutter un moment contre la permanente dissolution de l'être, pour créer les conditions d'une présence à soi-même et aux autres objectives, il faut des méthodes. Ces méthodes sont contenues dans cette rituélie qui a traversé les siècles, non parce que Dieu ou le Grand Architecte l'a voulu ainsi, mais, sans doute, parce qu'elle est une clef de l'âme humaine.

 

 Approfondissement de la notion de secret