Selon la définition en usage dans les milieux primaires, l'alchimie serait la forme élémentaire et, en quelque sorte, prémonitoire, de la chimie. Sans être fausse en soi, cette assertion est à côté du problème. Selon une autre définition, les alchimistes auraient eu pour but la transformation des métaux en or ; on oublie qu'ils cherchaient parallèlement (pour s'en tenir au pied de la lettre) l'Élixir de longue vie, l'Or végétal, la Panacée universelle, etc...

C'est-à-dire que le point de vue chimique pur était assez étranger à tout cela. Réaliser le « Grand Œuvre », tel était exactement l'objectif des alchimistes. Or, le Grand Œuvre, ainsi dénommé, est d'une appellation qui n'évoque ni une simple astuce physico-chimique, ni une découverte bio-médicale.

L'histoire de l'alchimie montre par ailleurs, au travers d'approximations et de discussions insolubles, qu'elle a pris naissance au confluent égyptoéco-romain, moins porté vers les études chimiques ou de la nature, que vers la spéculation métaphysique. On en suit la trajectoire à travers le Moyen Age, où elle fait plutôt figure de philosophie que de science. Aujourd'hui enfin, les physiciens ont opéré la transmutation des métaux en or, et il est évident que cela n'intéresse absolument pas les alchimistes — ni personne d'ailleurs.

Laissons donc aux esprits simples leurs points de vue simplistes et essayons de situer l'alchimie sur un plan plus authentique. L'Univers a une structure et, parce que l'analogie est à la fois le principe de cette structure et la voie de sa découverte, on ne peut accéder à la Réalisation, c'est-à-dire à la Participation au Réel, sans avoir saisi les articulations de ce Réel par le dedans.

Le Grand Œuvre, c'est la Réalisation de l'Homme ; mais alors que la voie mystique se propose généralement (en pays chrétien) la Réalisation par la Sainteté, la Réalisation envisagée selon les autres voies (Bouddhisme, Zen, Radja-Yoga, Djnana Yoga, etc...) vise à la Participation par la Connaissance.

L'Analogie est une occasion de processus logique (comme dans l'induction amplifiante de la logique classique) aussi longtemps que l'homme n'a pas dépassé le plan poétique, moment à partir duquel la connaissance du Réel lui est donnée avec clarté et évidence. Ce chemin, on peut le parcourir en se pénétrant de l'esprit analogique dans n'importe quel domaine.

C'est pourquoi les initiations partent, selon les époques et les cas, d'épreuves inspirées des situations mythologiques, de la dialectique propre à une cosmogonie donnée, de la découverte psychanalytique, ou de réflexions à propos de la Nature expérimentalement étudiée. En alchimie, les lois de la matière, de sa dégradation et de sa purification, analogiquement considérées, étaient la trame du cheminement que doit suivre non pas le métal pour devenir or, mais l'homme pour accéder à la considération poétique des clefs structurales.

Autrement dit, l'alchimie n'est pas une technique scientifique, mais une ascèse initiatique. Il ne s'agit en aucun cas d'alchimiser les métaux, mais de s'alchimiser. Sans quoi, pourrait-on comprendre pourquoi les esprits éminents qui se sont consacrés à l'alchimie, distinguent
l'Or de l'Or des philo? Si c'était d'un corps matériel qu'il s'agisse, comment pourrait-on conque des esprits sensés aient pu formuler des phrases telles que : « La Pierre philosophale donne le détachement des choses de ce monde...»

Cela étant compris, il faut avouer qu'autour de l'alchimie ainsi entendue, deux causes d'erreur excusent les vulgarisations à courte vue :

1°) La voie alchimique, comme toutes les autres voies initiatiques, suscite autour de sa lumière la gravitation massive des simples d'esprit, amoureux du mystère par impuissance à vivre dans le concret, des abstracteurs de quintessence théorisant faute de sensibilité et autres variétés de non-valeurs.
Tous ceux-là ont imité sans comprendre tout en croyant comprendre — un peu comme font les ingénieurs lorsqu'ils entreprennent d'avoir des théories artistiques et de les appliquer. Ceux-là ont transcrit, codifié, déformé, simplifié ou compliqué. De sorte que, transmis par eux, l'enseignement alchimique est devenu une caricature chimico-nébuleuse.

2°) L'alchimie, si elle est une voie d'accession à la Réalisation, est
aussi une chimie, et elle est aussi une technique de transmutation matérielle. Voici comment :

La chimie proprement dite a d'abord été qualitative. Puis, après les expériences classiques que l'on sait et l'invention de la chimie moléculaire, elle est devenue quantitative. La chimie physique moderne la laisse quantitative. Si les propriétés qualitatives y sont considérées (affinités, caractères analytiques, réactifs, etc...) ce n'est qu'en rapport avec le plan physico-chimique.

Or, on peut considérer le corps étudié par la chimie sous l'angle de leurs caractéristiques qualitatives extra-physiques (vertus thérapeutiques sur le plan biologique, vertus psychiques sur le plan animique, etc.. — car il y a une suite). De cela, le commun n'a plus la notion ; alors que les alchimistes, avec les faibles moyens de leur temps, en détenaient au moins le principe. De cette chimie plus complète est sortie la médecine spagirique, dont on redécouvre progressivement la valeur, et bien d'autres monuments que la science « positive » n'est pas lasse de redécouvrir.

Par ailleurs, et parce que les enchaînements qualitatifs de la chimie permettent d'accéder aux clefs de structure — et par là à l'action « magique » —l'alchimiste, à l'issue de son ascèse (et non à l'issue de ses recherches de laboratoire), a effectivement la vertu de transformer le plomb en or, de prendre la vie d'un être et de la donner à un autre, et toutes opérations dont on trouve la description au rang des « pouvoirs », quelle que soit l'initiation choisie. Les « pouvoirs » sont d'ailleurs des acquisitions accidentelles et ceux qui y parviennent n'en font pas grand cas.

On comprend que ces deux derniers éléments (le fait qu'autour de l'alchimie aient gravité de pauvres gens et le fait que l'alchimie soit aussi une chimie supérieure) aient semé la confusion dans les esprits ; que le tout, trafiqué par les vulgarisateurs, soit devenu un monument d'incohérence risible. Mais un dernier élément, le plus profond, déroute et déroutera encore le profane : l'alchimie, ascèse par l'analogie, vise à la Réalisation par la Connaissance — c'est-à-dire en dehors des voies chrétiennes et scholastiques.

Il n'est que d'évoquer l'atmosphère panique du Moyen Age pour comprendre que les alchimistes avaient tout intérêt, s'ils voulaient sauvegarder et transmettre leurs clefs, à les déguiser sous les dehors les plus abscons. Malgré toutes leurs précautions, on sait combien d'alchimistes sont morts sur le bûcher ou rôtis vivants dans des cages de fer, ou pendus, ou suppliciés.

Certains le furent parce qu'ils ne voulaient pas divulguer le secret de l'or —tout comme Jésus fut abandonné au supplice par les Juifs à qui il avait imprudemment parlé du Royaume et que les Juifs étaient déçus d'apprendre finalement que le Royaume devait être conquis par l'intérieur. Malgré toutes les précautions possibles, et l'hermétique en est une, on ne peut empêcher que l'amoureux de la Connaissance soit par principe maudit et en fait immolé.

Toutes ces causes étant comprises, les effets furent non seulement d'exciter l'imagination populaire, mais, en aggravant la confusion, de permettre aux aventuriers de prendre le manteau de l'alchimiste. Les « faiseurs d'or » pullulèrent, qui étaient le plus souvent d'habiles escrocs teintés d'alchimie.

De nos jours, l'escroquerie à l'alchimie a pris la forme de la vulgarisation par les livres, où, sous un style abscons et mystérieux, des « mages » accumulent des mots prestigieux et incompréhensibles à l'usage d'un public étendu et médiocre qui paie bien. De sorte que le discrédit est entretenu par l'hermétisme et tout le monde est content.

L'alchimie vraie, maudite et précieuse, ne s'en porte pas plus mal. A certains égards, la sottise et la vindicte paternaliste lui font un précieux bouclier. Et tout cela est dans l'ordre.