— Temps — Il était dans la nature des choses que le temps soit d'abord inaperçu, puis découvert et considéré comme un absolu, puis qu'on découvre sa corrélation avec l'espace. Kant est venu remettre les choses en place en faisant du temps et de l'espace des formes pures a priori de l'intuition sensible — c'est-à-dire des catégories de la sensibilité.

Il fallait pourtant que bien des années s'écoulent encore pour qu'on en vienne à considérer la relativité du temps ; cela a demandé les travaux d'Einstein, les discussions célèbres de l'ère bergsonienne autour du temps vécu, etc..., etc... Nous en arrivons présentement à imaginer (mais pas encore à concevoir) l'indépendance de la notion de temps par rapport à la notion d'existence.

Il y a belle lurette que la sagesse orientale a donné des noms à l'univers intemporel et aux états situés hors du temps. Les esprits forts d'Occident ont voulu voir là des artifices littéraires ou de spéculation gratuite.
Or, il existe, expérimentalement, des états psychologiques dans lesquels la notion de temps disparaît sans que pour cela disparaisse la connaissance — bien au contraire, puisque, dans cet état, ce sont les articulations de l'univers qui apparaissent à la conscience, débarrassée de toute contingence égocentrique de relation temporelle.

Caricaturalement, on retrouve quelque chose d'analogue lorsqu'on pense à n'importe quelle loi de déroulement : la succession des jours et des nuits, la loi de Joule, ou toute autre. Pour la loi de joule, cela veut dire que je connais l'échauffement d'un conducteur succédant au fait qu'il est parcouru par un courant : cela ne porte ni date, ni lieu, cela est vrai pour le passé comme pour l'avenir, c'est une structure du monde. Lorsqu’on en arrive à penser le monde par sa structure, tous les déroulements possibles y sont sous-entendus et cela relève d'un état psychologique
 connu.

Si l'infirmité de notre cerveau faisait que le temps crée des barrières infranchissables en tous sens, on pourrait encore comprendre que l'idée d'une réalité intemporelle déconcerte. Mais, à bien y réfléchir, lorsque nous tournons nos regards vers le passé, nous découvrons bien le monde des souvenirs et des documents, choses dont la nature nous échappe, mais qui sont absolument dégagées du temps. Au surplus, on ne voit pas pourquoi il semble tout naturel de connaître l'univers intemporel du passé, et si inconcevable un univers intemporel du futur !

Le Temps est non seulement une catégorie de la sensibilité (et, à ce titre, dépassable), mais encore — et à cause de cela — il frappe à toutes les conceptions humaines d'ambivalence. Parce que l'homme est fait d'étages superposés voués à des interdits différents, chaque notion nous apparaît à la fois sous sa forme temporelle et manifestée et sous la forme de son principe intemporel.

C'est cette ambivalence qui a déchaîné le monde autour des querelles d'Aristote contre Platon, de saint Thomas contre saint Augustin, de Kierkegaard et des existentialistes contre les idéalismes modernes. Le moment est d'ailleurs proche où l'on situera la question sur un plan plus sain — à l'avènement de ce que Ranamaarshi appelle l'homme nouveau.

Dieu merci, la science prépare le chemin et son intervention est précieuse puisqu'elle parle précisément le langage que les cerveaux actuels entendent. De la science, ils acceptent, faute de pouvoir faire autrement, la merveilleuse histoire du « Boulet de Langevin », selon laquelle un observateur s'éloignant de la terre à une vitesse proche de celle de la lumière et revenant à son point de départ après deux ans, retrouverait la terre vieillie de deux cents ans.

Pour le moment, tout cela a l'attrait du mystère pour les uns, et l'attrait du casse-tête pour les autres. Un jour vient où l'on s'apercevra que c'est tout naturel. Cette cécité qui frappe l'homme a des conséquences pratiques invraisemblablement variées. Le Temps est un aspect du démon, car il lie l'homme aux misérables conditions de son égo. Pour être juste, il faut dire aussi qu'il est une source d'enrichissement, puisqu'il nous permet de participer à la manifestation ; le tout est de ne pas être dupe de ce leurre.